Commenter en marge pour marginaliser. Analyse des copies d'élèves du lycée Leconte de Lisle de la Réunion (1929-1944)
Abstract
La définition de la norme scolaire par les enseignants s'opérationnalise généralement au cœur du jugement professoral par des commentaires apposés en marge sur la production écrite des copies des élèves. Au Lycée Leconte de Lisle de la Réunion (1929-1944), les copies des élèves reprennent certes le curriculum officiel prescrit en cette période coloniale. Mais dans cet établissement pensé depuis 1818 comme une « Arche sacrée », le pouvoir colonial confie aux personnels formés en métropole la mission de façonner une élite locale pourvue d’un capital économique et culturel conforme avec les lignes de force de la société coloniale (Lucas, 2006). Si l'hétérogénéité de sa population scolaire tend à s’accroître dans l’entre-deux-guerres, il reste que les normes scolaires demeurent élitistes voire ségrégatives. Aussi, les jugements professoraux formulés donnent-ils à voir tant les attentes didactiques objectives que les biais cachés du tri ségrégatif opéré par cette institution emblématique.
Cette étude s'appuie sur un corpus rare de copies (Boré et Bosredon, 2018) (N = 1130 ; « Petit lycée » niveaux 9è, 8ème et 7ème) issu des Archives Départementales (T355-360). L'hypothèse est que les élèves soumis aux normes du jugement professoral déploient des formes d'agentivité (Aravamudan, 1999) considérées comme des transgressions de la norme -et donc méritant commentaire et sanction- (Prairat, 2012). Une méthode qualitative permet de 1) restituer l'idéal-type de la copie attendue, 2) analyser le contenu des appréciations globales et annotations marginales apposées par l'enseignant et 3) apprécier la justesse de la notation au regard de la nominalisation patronymique de l'élève.
Les résultats révèlent l'existence de normes scolaires rigides condensées par le jugement professoral : la marge sert à marginaliser. Les annotations fournissent des indices sur les attentes et les exigences institutionnelles mais révèlent également l'existence de dynamiques de domination et de ségrégation en classe, lesquelles discriminent les stratégies d'agentivité des élèves selon leur degré de connivence culturelle avec le monde colonial. Des perspectives sont ouvertes pour mieux appréhender le fonctionnement ségrégatif et assimilationniste de l'école coloniale réunionnaise.